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La faculté auditive se développe-t-elle de façon à compenser la perte de vue ? En tout cas, l’orchestre royal du Joseon comptait, parmi ses instrumentalistes, un plutôt grand nombre de non-voyants, dont un certain Kim Un-ran. Ce dernier a perdu la vue à l’âge adulte, suite à une grave maladie des yeux. On plaignait d’autant plus son malheur que c’était un lettré confucianiste destiné à faire carrière dans la fonction publique. Pour ne pas demeurer propre à rien ou presque, il a eu le choix entre trois métiers pour lesquels les non-voyants avaient l’habitude de se former : récitateur de soutras bouddhiques, devin ou musicien. Les deux premiers lui répugnaient, car il était adepte de Confucius, à savoir que c’était un rationaliste. Il s’est donc proposé de devenir musicien et a choisi comme instrument à apprendre l’ajaeng.

 « Un soir, Kim Un-ran jouait en solitaire près d’un sanctuaire ancestral. Soudain, il entendit des sanglots, ceux des mâmes. » C’est sans doute une histoire inventée de toutes pièces. Elle témoigne toutefois de l’admiration des gens pour la virtuosité du musicien non-voyant à l’ajaeng. 

Cette légende est invraisemblable aussi, parce que l’agaeng, est un instrument à cordes relativement grand, faisant environ 1,5 m de long, 25 cm de large, et assez lourd. Comment un non-voyant aurait-il pu en transporter un pour en jouer dans un endroit solitaire ? La forme de cet instrument évoque celle d’un gayageum ou d’un geomungo. Mais à la différence de ceux-ci, l’ahaeng est un instrument à cordes frottées, avec un archet en bois de forsythia. Parmi les instruments de musique coréens traditionnels, il produit le son le plus grave et s’adresse ainsi, dit-on, au plus profond de notre coeur, au « shimgeum » ; ce mot, qui veut dire littéralement « instrument dans le coeur », étant une métaphore de la sensibilité.

 Dans les vieux documents, et notamment dans un poème de Yi Yi, le grand confucianiste du Joseon fait justement l’éloge du talent du musicien non-voyant Kim Un-ran. L’ajaeng est appelé tout simplement « jaen », mot que l’on retrouve dans le nom d’un instrument de musique chinois de la famille des cithares sur table, guzheng. Le morphème « a », qui veut dire « courtois », aurait été ajouté depuis que cet instrument au son particulièrement grave occupe une place indispensable dans l’orchestre de la cour royale du Joseon.

 Comme toute chose ou presque, le jaeng ou ajeang a évolué de façon à s’adapter à l’air du temps pour répondre à la fois à la popularisation ou démocratisation des événements artistiques et à l’engouement pour la légèreté en matière d’appréciation d’une œuvre musicale. La multiplication des troupes artistiques et de leurs tournées a donné naissance à un nouveau type d’ahaeng dont la taille a été réduite de moitié par rapport au modèle traditionnel, plus facile donc à transporter. Ses cordes en soie sont devenues moins grosses pour ne plus être frottées avec un archet en bois de forsythia, mais avec un en crin de cheval. Ces modifications ont permis de jouer une plus grande variété de mélodies et surtout une musique à cadence rapide et marquée par la légèreté telle le « sanjo », musique improvisée, un genre musical inventé à la fin du XIXe siècle par un certain Kim Chang-jo. Le nouveau type d’ajaeng est appelé justement « sanjo ajaeng » et s’adapte particulièrement bien à l’interprétation du genre musical, « Heoteun garak » caractérisé en particulier par l’alternance de mouvements lents et rapides.

Le terme « heoteun gagak », qui veut dire littéralement « mélodie démesurée » ou « mélodie imprudente », aurait été provoquant pour les lettrés confucianistes qui considéraient la musique, à l’audition aussi bien qu’à l’interprétation, comme un moyen pour améliorer la maîtrise de soi. Ainsi justement, la naissance du genre musical appelé de la sorte atteste une révolution en matière de conception artistique : contrairement à ce que les anciens croyaient, la musique ne consiste pas à contenir ce qui bouillonne au fond de notre cœur, mais au contraire à le libérer et à l’exprimer de façon artistique. La créativité est-elle autre chose que cela ? Une anecdote est assez significative à ce sujet.

 Il s’agit d’un incident survenu à un virtuose de l’ahaeng contemporain, Yun Yun-soek. En plein milieu d’un concert, il a été stupéfait du fait que trois des sept cordes de son instrument se sont cassées. Que faire ? Demander l’indulgence du public pour aller chercher un autre ajaeng et revenir jouer ? Cela aurait refroidi l’ambiance de la salle. L’instrumentaliste a finalement continué à jouer, avec quatre cordes seulement donc. Autrement dit, il lui a fallu improviser, en traduisant ce que son cœur ou son « shimgeum » lui dictait. Réaction du public : les quelque 20 minutes d’improvisation ont été accueillies comme le temps fort du concert. C’est peut-être cet incident ayant finalement tourné en sa faveur qui lui a donné l’idée de remplacer les cordes en soie par du métal, voire qui a fait de lui l’inventeur d’un nouveau type d’ajaeng. 


Liste des mélodies de cette semaine

1. « Méditation », interprété par Kim Seong-hun.

2. « Heoteun garak » par Kim Il-gu.

3. Le « sanjo » pour ahaeng en métal par Yun Yun-soek.

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