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Cinéma & dramas

Burning : l'enfer baudelairien

2018-06-06

Séoul au jour le jour


L'histoire du film « Burning » de Lee Chang-dong, adapté d'une nouvelle de Haruki Murakami, fait irrésistiblement penser au poème de Baudelaire « A celle qui était trop gaie » et à son arrogante femme fatale que le poète voudrait briser faute de l'étreindre. S'il s'agit bien, dans le film, d'une beauté qui brûle les hommes, elle est plus proche de la « Nature » que du non-sens de la vie tel que le poète de l'idéalisme torturé l'imaginait. Et ceci, c'est dans la caméra du chef opérateur Hong Kyung-pyo qu'il faut le voir, et dans le goût des festivals, notamment Cannes où le film était en compétition, pour les exercices de styles postmodernistes.


* De la métaphore sous couvert de réalisme

Bien que le premier plan de « Burning » soit un cadre flottant sur une lourde et concrète porte de camion contre lequel le jeune factotum Yoo Ah-in est adossé pour tirer sur son clope, les personnages et l'intrigues dessinent vite, par dessus des effets de réels appuyés, une métaphore de la quête de la beauté ici parfois nommée le sens de la vie. Yoo n'est pas le prolo de base qu'il y paraît, il veut être écrivain. Sa muse, jouée par Jun Jong-seo est, comme celle de Baudelaire, une beauté libre, exubérante qui cherche le sens de la vie en volant dans les espaces inconnus ici nommés l'Afrique. Une fois initié au plaisir de la belle, après s'y être brûlé les ailes, le prétendant écrivain va devenir ce qu'il voulait (poète ou écrivain en quête de « La Passante » évanouie comme Baudelaire. De l'autre côté, il y a Steven Yeun, le riche qui collectionne les beautés éternelles, les emprisonnent dans ses cages dorées, et finit par s'ennuyer d'elles, à les détruire, parce que ce qu'elles proposent est aussi sa destruction, celle de son monde bourgeois. Son personnage, comme les riches commanditaires avec leurs artistes, a besoin de les déguiser selon sa volonté, et il en a le pouvoir, et le pouvoir n'est qu'une façon de déguiser le monde ; Yoo Ah-in comme le poète dépourvu de pouvoir se masturbe au propre et au figuré – par l'écriture - de son impuissance à atteindre le monde idéal dont Jun est la guide, la porte, la bodhisattva.


* Le belle, l'idéal, le sens de la vie et la nature

Ma référence à la bodhisattva bouddhiste à propos du personnage de Jun, la pauvre danseuse de shows d’ouverture de magasins, un peu chamane sur les bords et néo-hippie pour le reste n'est pas fortuite. Capable d’atteindre le nirvana, elle diffère son envol pour apporter sa compassion, sa miséricorde aux nécessiteux. C'est le cas de Yoo qu'elle initie à l'amour sexuel, et de Yeun qui s’ennuie au milieu de ses richesses et qu'elle divertie. C'est ici que l’auteur japonais Haruki Murakami et le réalisateur sud-coréen Lee Chang-dong prennent la tangente par rapport à la beauté cruelle de la Nature que ne cesse de dépeindre Baudelaire. Leur définition sous influence bouddhiste de la beauté, du nirvana, du sens de la vie et de tout ce qu'on voudra se révèle dans le plus frappant des longs plans du film : au grand air, les trois personnages assis sur le perron de la ferme du père de Yoo, fument un joint en regardant le coucher de soleil. Soudain en transe, la jeune femme se met à danser, se dénude, et s'offre au vent et au ciel dans un contre-jour de plus en plus fort qui la dessine comme une silhouette qui vient fusionner avec le paysage. La caméra la suit sur une musique de cuivre très jazzy puis la perd en se braquant sur un arbre dont les branches remuent dans le soudain silence du vent. Bref, tous les plans aux effets de réels de la caméra de Hong disent que l'harmonie, c'est la nature, et que les humains, comme la bodhisattva dansante (sous le drapeau sud-coréen) ne peuvent et ne doivent en être qu'une ligne, qu'une forme comme une autre. Cette vision néo-traditionaliste explique que Yoo ne soit pas un prolo d'usine, un ouvrier, un pauvre moderne autant psychologique qu'économique mais un fils de fermier naïf proche de la terre dont même la vache, animal sacré, se met à parler.


* Exercice de style par dessus le réel

L'opposition riches/pauvres est donc transcendée par « l'appel de la forêt », pourrait-on dire même si Jack London, lui, n'oubliait pas d'avancer ses solutions. Ainsi, le minutieux travail de description sociologique des lieux et modes de vie des personnages – Yeun dans son appartement New-age de Gangnam, Yoo dans sa petite ferme de Paju face à la frontière avec la Corée du Nord et Jun perchée dans son minuscule appartement poulailler sur les hauteurs de Namsan – ne sert pas à une dénonciation de la lutte des classes et à l'avance de solutions (hormis celle, peut-être, de pauvres condamnés à tuer tous les riches) : si Yoo, le pauvre, finit par brûler Yeun le riche, il le fait à poil, comme s'il devait renaître par ce geste rituel dans une seconde vie, une vie d'écrivain et d'éclairé (comme un Bouddha). Métaphore finale encore, donc, qui ramène le film à une série de figures de style comme celle de laisser les ambiances sonores ou les images du quotidien contingents se développer longuement dans les arrière-plans (un couple qui s'embrassent, des amis qui se disputent, les hauts-parleurs braqués vers le Nord qui débitent leurs messages propagande, etc). Se développer, oui, mais pas s'exprimer clairement, tout comme la lutte des classes se dissout finalement dans la métaphore naturaliste.


Parler des choses réelles sans y toucher, évoquer le monde et ses problèmes sans les régler comme dans un dîner mondain ; la misère s'insère entre la poire et le fromage, et avant le champagne et le foie gras voilà ce qu'aiment les sélectionneurs de festivals depuis un certain temps maintenant : postmodernité qui se répand dans la vacuité qu'elle étire en longueur comme si c'était son fond de commerce. « Ta tête, ton geste, ton air/Sont beaux comm' un beau paysage ; / Le rire joue en ton visage / Comme un vent frais dans le ciel clair. » commençait le poète, « T'infuser mon venin, ma soeur ! » n’oubliait-il pas de conclure.

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