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Le grand adieu

Depuis l’Antiquité, en Occident aussi bien qu’en Orient, la mort est souvent associée à un grand voyage. Dans cette perspective, la crémation peut être considérée comme un acte consistant à libérer l’âme du défunt de son corps avec pour but de faciliter son voyage vers l’au-delà. Dans une œuvre de Saint-Exupéry, on en trouve une illustration littéraire. Avant de quitter la Terre pour retourner sur sa planète, le petit prince, qui, pour ce retour, s’est fait mordre par un serpent venimeux, dit : « C’est trop loin. Je ne peux pas emporter ce corps-là. C’est trop lourd. » 


S’agissant cette fois de l’enterrement, les proches du décédé partagent avec lui un bout de chemin dans son grand voyage, à travers le cortège funéraire. Pour parler de la culture coréenne en la matière, un véhicule dans lequel les Coréens de l’époque ancienne transportaient les morts vers le lieu d’inhumation, s’appelle « sangyeo », un corbillard sans roue qui se déplaçait donc à force de bras. « Sang » veut dire « funérailles » ; « yeo », « planquin ». Le « sangyeo » évoquait effectivement une chaise à porteurs, pas n’importe laquelle, mais celle qui était destinée au déplacement du roi, presque aussi grande et, parfois d’une décoration aussi splendide que le véhicule royal. Rappelons qu’à l’époque de Joseon par exemple, certains luxes étaient strictement réservés au monarque. En l’occurrence, nul autre que lui n’avait le droit de posséder une maison à plus de 100 pièces. Alors que tous les hommes n’étaient donc pas égaux devant la loi, le régime monarchique, accordant une exception dans le cas de la cérémonie funéraire, admettait-il que tous les hommes sont égaux devant la mort ? Par ailleurs, tout comme un cortège royal, le déplacement du « sangyeo » se déroulait sur une musique ; celle-ci variant selon les régions.


Quant au chant de sangyeo de la région de Gyeonggi, ses paroles semblent chercher à rassurer le défunt en lui disant que son voyage n’est pas si long :


Tu nous quittes sans fixer la date de retour

Les anciens disaient : « Que le chemin des enfers est long ! »

Mais au-delà du seuil de ta maison, n’est-ce pas déjà l’au-delà

Le Mont Bukmang est pour toi la colline de ton cher village


En fait, une personne qui était sur le point de rendre son dernier souffle aurait regretté en particulier de s’éloigner pour toujours des siens ou, pour parler de façon métonymique, de quitter sa maison pour ne plus pouvoir y revenir. Selon le chant de sanyeo de Gyeonggi, voici néanmoins une consolation pour cette pauvre personne : elle reposera suffisamment près de ses proches, dans la colline de son village. A noter que le Mont Bukmang dans les paroles du chant, une toponymie désignant un lieu réel et précis, s’entend le plus souvent comme faisant référence au royaume des ténèbres. Beimangshan en chinois, il s’agit d’un monticule situé dans le nord de la ville de Luoyang qui fut à plusieurs reprises la capitale de la Chine antique. Du fait d’abriter en son sein nombre de tombeaux des familles impériales, son nom est pour les Chinois et aussi pour les Coréens synonyme de l’au-delà.


Est-ce vraiment pour consoler le défunt que les porteurs du « sangyeo » chantaient cette chanson ? Au niveau de son rythme du moins, elle avait plus probablement pour but de cadencer les pas des hommes, une dizaine en général, marchant en portant le palanquin funéraire. Et s’il s’agissait, non seulement d’une sorte de chant de travail, mais aussi et effectivement d’un chant de consolation, les porteurs du « sangyeo » pouvaient le chanter pour se consoler, plutôt que consoler le défunt dont ils savaient très bien qu’il était inconsolable.


A l’occasion du décès d’un proche en particulier, les survivants sont forcés de se rappeler la condition humaine, à savoir que tous les hommes sont mortels. En assistant à une cérémonie funéraire, de façon à porter le « sangyeo » ou tout simplement à suivre le corbillard, ils anticipent sans doute leur propre mort et sont amenés à se représenter leurs propres obsèques à l’image de l’événement qui se déroule devant leurs yeux. « Oui, peuvent-ils se dire, ma famille et mes amis feront bien un bout de chemin avec moi, alors que j’aurai encore besoin de m’acclimater sur la route étrange. » En chantant ou écoutant : « Le Mont Bukmang est pour toi la colline de ton cher village », ils peuvent se rassurer encore davantage : « Oui, je reposerai moi aussi à deux pas de ma douce commune. Ainsi, ma famille et mes amis ne me laisseront pas seul trop souvent. »


De leur retour du lieu d’inhumation, ils sont encore préoccupés par le long et pénible voyage du défunt, autant dire par leur futur périple. Ils célèbrent alors un « gut », cérémonie chamanique, agrémenté également de musique et dédié à la princesse Bari, un personnage mythique ayant pour rôle de guider les morts vers le monde des ombres. Ils la prient d’être bienveillante envers le nouveau voyageur. Et là aussi, ils anticipent sans doute leur rencontre inévitable avec elle.


Liste des mélodies de cette semaine

  1. « Chant de sangyeo », version de Jeju chantée par Yi Myeong-suk.
  2. « Chant de sangyeo », version de Kyeongki chantée par Choi Jangkyu. 
  3. « Bari sinawi » par Barangot.

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