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Cinéma & dramas

Serve the People ! Attention, petit chef d’œuvre

2022-03-30

Séoul au jour le jour


« Serve the People » est le film qu'on attendait plus par temps de pandémie. Petit chef d’œuvre, il pourrait se situer entre « L'amant de Lady Chatterley » et « L'Empire des Sens » ; c'est-à-dire parmi les meilleures œuvres à la fois de la littérature et du cinéma. Œuvre au noir par excellence du réalisateur Jang Cheol-soo, le film est d'ailleurs l'adaptation d'un célèbre roman chinois du même titre signé Yan Lianke en 2005. Qu'est-ce qui fait le brillant de ce petit joyau à la sombre clarté ?


* L'amour à l'armée

Le pays où se déroule l'action n'est pas cité mais il s'agit clairement d'un état dit socialiste et paramilitaire comme la Chine maoïste ou la Corée du Nord. Mu-Gwang est un petit paysan mais aussi un soldat modèle. Pour sa femme et son enfant, il veut gravir les échelons de la hiérarchie. Il obtient un poste d'assistant et de cuisinier dans la maison d'un haut gradé (joué par l'excellent Jo Sung-ha) et de sa jeune épouse (jouée par Ji An). Travaillant d'arrache-pied, Mu-Gwang est la risée de ses camarades soldats. La scène où il lave et repasse les slips kangourous de son chef restera dans les annales. Il est le petit chien servile du haut gradé jusqu'au jour où celui-ci est appelé au loin. Là, entre en jeu, la très réservée épouse de ce dernier. Visiblement en manque d'affection, elle humilie le petit soldat, puis le séduit à travers des jeux à la connotation érotique sibylline. D'abord, effrayé et aliéné par le respect sans borne qu'il a pour les dogmes politiques du régime et pour sa patronne, le robuste paysan va, peu à peu, devenir l'amant de la frêle jeune femme dont les apparences soumises cachait une personnalité rebelle. Ironiquement, une mini stèle rappelant qu'il faut « servir le peuple » va désormais servir de signal d'appel de la belle pour son amant.



* Brûlot anti-idéologie

Comme dans « L'Empire des sens » de Oshima, film lui aussi situé dans un contexte militaire, la passion qui va dévorer les amants s'alimente au refus des idéologies aliénantes de l'esprit comme du corps. Le film cite directement Oshima avec une scène d'étranglement mutuel lorsque les amants se jurent d'éliminer tout ce qui pourrait empêcher leur amour et se menacent de se tuer s'ils venaient à trahir la liberté que le désir de l'un pour l'autre leur a fait découvrir. Pourtant, ils n'iront pas jusque là. Mais une belle scène de destruction de tous les symboles du pouvoir idéologique marque le tournant du film. Statues et portraits des dirigeants, mots d'ordres idéologiques affichés un peu partout dans la maison : tout y passe. 



* Eros le rebelle

Le film a trop vite été classé dans la catégorie érotique. Pourtant, il est clair qu'un net équilibre entre l'intrigue visant à renier les dogmes militaro-populistes et les ébats amoureux des amants, place le film dans la romance à base de critique sociale. Pas de scène de sexe non simulé comme dans « L'Empire des sens » ou «Nine song » mais de très belles séries de positions dans le style du kamasutra souligne la diversité et la créativité des amants dans un monde monoforme et ennuyeux au possible. D'ailleurs, le réalisateur égratigne au passage le militarisme avec, par exemple, la séquence où les amants partent discrètement en ballade dans la campagne alors qu'un croupion monte la garde à l'aller comme au retour du couple. Tandis qu'ils s'enivraient de plaisir dans la nature pendant plusieurs heures, le croupion a poireauté dans une infini tristesse en montant une garde inutile.



* Performances esthétiques

La supériorité du film sur le tout venant de la production locale tient non seulement à son sujet mais aussi à la qualité des cadres et des lumières de Jang Cheol-soo et de son chef opérateur. On se souviendra longtemps de la peau rose de Ji An l'épouse infidèle baignée d'une lumière solaire blafarde lorsqu'elle revient à elle après s'être évanouie de plaisir dans les bras de son amant. De même, la caméra virevolte et assume des angles et des lumières audacieuses surtout dans la seconde partie du film. Citons l'image inversée des amants nus sur la grande table de la salle à manger ; ou encore, celle de Ji An, cachée sous un vieil évier, nue et terrifiée, lorsque son mari la surprend et lui tire dessus (dans un des traumatismes cauchemardé du soldat qui se débarrasse difficilement de ses peurs d'aliéné idéologique). Notons la performance de l'acteur Yeon Woo-jin dans le rôle du paysan timide et amoureux passionné. Capable de jouer de son corps lors des scènes érotiques, il est aussi parfait en mauvais père et mari perdu dans la nostalgie de sa courte mais intense passion amoureuse. Evidemment, le film a été mal reçu par la critique locale. Voir ce qui pourrait être des Nord-coréens en train de manger, boire, danser et faire l'amour comme tous le monde peut encore gêner ceux qui ont été abreuvé de propagande durant les dictatures, propagande qui portraiturait les nordistes en fous furieux voire en monstres. Les aspects très maoïstes des militaires du film peut aussi rappeler les dérangeant bataillons de résistants Coréens engagés dans l'armée chinoise au début du Xxe siècle. Bref, « Serve the People » est probablement la première adaptation remarquable de ce roman chinois (interdit par la censure de son pays) mais qui montre que le cinéma indépendant de Corée du Sud (pas de CJ Entertainment ni de Lotte dans ce film) est capable de faire bien mieux que les habituelles mièvreries dont on a (trop) l'habitude.

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