« Une feuille noire dans la bouche », recueil de textes de Ki Hyongdo traduits par Ju Hyounjin et Claude Mouchard, paru aux éditions Circé en 2012.

* Présentation du poète :
Ce n’est pas seulement l’oppression politique qui a exercé une influence sur le monde poétique de Ki Hyongdo. Dans un article paru dans la web-revue spécialisée dans la littérature coréenne Keulmadang, Margaux Dodemant dit : « Les passages sur sa vie privée permettant au lecteur de suivre le cheminement de son écriture sombre et torturée. Des extraits de son enfance et de son adolescence surgissent entre deux poèmes et témoignent des scènes particulièrement troublantes de son passé. Dans ‘La maison du vent – Gravure d’hiver , l’enfant Ki retient ses sanglots. On comprend vite qu’il ne s’agit pas du vent qui l’effraie mais sa mère. Elle le sait et lui parle de ses larmes qu’il ne faudra pas retenir dans sa vie future. Au contraire de la figure protectrice et rassurante de la mère, celle de Ki lui a laissé un souvenir amer et effrayé. La présence de son père est fréquente mais ne fait jamais le sujet d’un de ses poèmes. Il apparaît en retrait et c’est à dessein que l’auteur choisit de le faire disparaître de façon naturelle ou mystérieuse. On comprend qu’il a souvent été absent pendant son enfance et son adolescence et qu’il est mort des suites d’une maladie. Le jeune auteur en a été profondément marqué et cette mort, comme celle d’une de ses grandes sœurs, influencera grandement sa poésie. »
A l’aube du 7 mars 1989, le jeune poète est découvert mort – d’une hémorragie cérébrale – dans un cinéma de minuit, quelques jours avant son anniversaire. Deux mois plus tard, la maison d’édition Munhakgwajisungsa a fait paraître le recueil Une feuille noire dans la bouche. La traductrice Ju Hyounjin explique :
« Il se peut que la mort prématurée du poète ait contribué à doter Une feuille noire dans la bouche d’une aura spéciale aux yeux du public. Il est singulier que cette mort inattendue ait pu paraître soudain s’accorder avec le désespoir qui avait été celui de l’auteur en même temps que de nombre de ses contemporains. Mais c’est par la disparition brutale du poète que cette poésie si tendue a globalement trouvé une puissance quasi allégorique.
‘C’est seulement ce qui est mort qui n’est pas encore mort’ dit énigmatiquement Ki dans le poème ‘Balle en bois.’ »

* Poèmes

La maison du vent – Gravure d’hiver 1

A chaque solstice d’hiver, la nuit, dans mon enfance, quand le vent palpait le calfeutrage, ma mère épluchait pour moi, avec un couteau mal aiguisé, une rave toute bleue en prenant ma tête sur ses genoux. Maman, j’ai peur de ces sanglots, et même de toi. Ecoute, ce sont des bruits qui résonnent en toi. Quand tu seras grand, il te faudra pleurer encore bien plus fort pour te souvenir de cet hiver. Jusqu’à ce qu’après minuit, le givre vînt à tomber sur la cour comme du métal argentin, ma mère caressait mon ventre pareil à une feuille de papier de ses mains desséchées. Fort, le souffle du vent qui tournait lentement le dos après avoir broyé une poignée de feuilles de chou séchées sous l’avant-toit. Nuit où plusieurs dizaines d’haleines flottantes emplissaient la chambre autour de la lampe à pétrole, que font-ils, où, aujourd’hui, le petit garçon et sa mère de cette nuit-là ?

Balle en bois (extrait)

Je m’approche du garçon
qui avec une balle en bois
se tient debout. Deux ouvriers ivres, chantant à pleine voix,
chancellent et
Hé, c’est seulement ce qui est mort
qui n’est pas encore mort. Alors c’est devenu comme tu voulais.
regarde ce qui passe.
L’air alentour s’agite un peu.
Si j’avais bu de l’alcool beaucoup plus fort,
je serais encore plus triste. Oh, là, je ne peux pardonner
le moindre changement.

Le garçon me pose des questions.
Le parc se cache peu à peu dans l’air obscur.
L’homme, de quoi
est-il triste ? De sa famille longtemps malade ?
Ma petite balle en bois.
Dehors, c’est trop obscur. Ce qui est rond est vraiment simple.