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Invitation à boire

Vivez mille ans, dix mille ans

Jusqu’à ce que sur les colonnes d’acier

Poussent des fleurs et qu’elles donnent des fruits

Et encore au-delà


C’est une chanson coréenne traditionnelle dont les paroles formulent visiblement un souhait pour la longévité. A quelle occasion est-elle chantée ? A l’anniversaire d’une personne fêtant son soixantenaire, le « hwangap », un grand événement dans la vie des Coréens ? Eh bien, non. On l’entend à une réunion des amateurs de boisson alcoolisée autour d’un verre. Une chanson paradoxale, car on dit : « L’abus de bière mène à la bière. » Mais que disent les Français en trinquant ? « A votre santé ! »


« Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules, il faut vous enivrer sans trêve.», disait Baudelaire. On boit pour oublier le cours du temps irréversible et impitoyable, pour tenter de se libérer de la condition des « esclaves martyrisés du temps » pour reprendre l’expression de Baudelaire, pour défier le temps qui nous conduit vers la mort. Pourquoi alors, en buvant, ne pas chanter une chanson pour la longévité ?


Innombrables sont les chansons coréennes traditionnelles qui portent comme titre « Kwonjuga », « Invitation à boire ». Est-ce une preuve que depuis la nuit des temps, les Coréens aiment boire ? Notons que ce titre a fini par désigner toute cantate chantée en proposant un toast.


Qui dit « kwonjuga » dit « geisha » ou « kisaeng » en Corée. A défaut de cette dame de compagnie, un personnage d’un numéro de pansori, le « Chant de Heungbu », complètement saoul ayant trinqué sans cesse avec son frère, ose demander à sa belle-sœur de chanter une « Invitation à boire ». La femme, le visage tout en feu, quitte immédiatement la salle en claquant la porte. Une scène consistant à rendre encore plus désagréable le personnage incarnant la méchanceté, elle nous met en garde contre l’abus d’alcool.


A une fête organisée dans un autre numéro de pansori, le « Chant de Chunhyang », les convives sont, quant à eux, en compagnie de kisaeng. Mais oui, c’est la fête d’anniversaire d’un gouverneur, le mandataire du roi.


« Qui va chanter pour moi une « kwonjuga » ? » demande un convive qui s’est fait inviter, un sans-abri, semble-t-il, portant un vêtement en lambeaux. Aucune kisaeng ne répond, comme s’il était déshonorant de chanter pour un SDF. Pour faire preuve de sa générosité, le gouverneur exige de l’une d’entre elles l’exécution de la demande de l’inconnu. Elle finit par chanter :


 Mille ans, dix mille ans

 Jusqu’à ce que sur les colonnes d’acier

 Poussent des fleurs et qu’elles donnent des fruits

 Demeurez tel que vous êtes


Que l’homme reste donc dépourvu pour toujours. Si elle savait qu’en réalité, elle avait affaire à un inspecteur royal qui voyageait incognito.


Faute de geisha, un buveur solitaire chante lui-même une « invitation à boire ». Qui ? Eh bien, Jung Cheol, un ancien dignitaire de Joseon ayant perdu la faveur de son roi et condamné à l’exil. Il console son amertume et sa solitude de l’alcool et du chant du genre « kwonjuga » :


 Un verre, encore un verre

 Une coupe vidée, une fleur coupée

 Buvons à l’infini


« Boire à l’infini », c’est une façon de parler, car le buveur veut bien compter le nombre de verres qu’il a pris, et ce à la référence de celui des fleurs coupées. En fait, l’infini n’est jamais concevable pour un être humain. Ce n’est qu’un mot inventé pour nous offrir une illusion face à ce à quoi nous sommes tous condamnés : la finitude. Et c’est parfois pour se dérober de cette tragique condition humaine qu’on boit. Le « kwonjuga » a pour but fondamental d’exorciser les idées noires, notamment celle de la mort. 


Liste des mélodies de cette semaine

1. « Vivez mille ans... » chanté par Yi Jun-ah.

2. Un extrait du « Chant de Chunhyang » chanté par Oh Jung-sook.

3. « Kwonjuga » chanté par Gasengi.

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