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Culture

Les femmes écrivains coréennes (3) : Kim Ae-ran (2)

2014-12-11

Les femmes écrivains coréennes (3) : Kim Ae-ran (2)
« Le Couteau de ma mère », nouvelle de Kim Ae-ran traduite du coréen par Cha Hyangmi, Choi Uisun, Jeon Hye-jeong, Kim Heera, Kim Hye-ryoun, Kim Okjin, Lee Bo-kyung et Lee Sung-shin, avec le concours de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, publiée dans « Cocktail Sugar et autres nouvelles de Corée » paru aux éditions Zulma en 2011.

* Présentation de l'œuvre :
« Le Couteau de ma mère » est une nouvelle parue dans le recueil « Cocktail Sugar et autres nouvelles de Corée », publié en 2011 chez Zulma. Dans ce court récit, la narratrice nous montre son admiration et son amour pour sa mère qu'elle identifie avec son couteau inoxydable manié pendant toute une vie de cuisine.

* Extrait :
Pages 9 à 11 :
Le tranchant du couteau de ma mère avait hérité de la tranquille assurance de ceux qui ont passé leur vie à faire à manger aux autres. Pour moi, ma mère était une femme ni pleurnicharde, ni coquette, ni soumise, elle était celle qui avait toujours un couteau à la main. Belle, rayonnante de santé, elle était capable d'engloutir des eomuk, cette pâte de poisson qu'on mange sur les trottoirs, même lorsqu'elle s'était mise sur son trente et un. Cela faisait plus de vingt-cinq ans – presque autant que mon âge – qu'elle maniait le même couteau. À force de couper, trancher et hacher, la lame s'amincissait, et, dans le même temps, je mâchais, mastiquais et avalais, et mes entrailles, mon foie, mon cœur, mes reins poussaient à toute vitesse. Avec ce que ma mère me donnait à manger, j'avalais les traces laissées sur les ingrédients par son couteau. Au plus profond de mon corps sont gravées ces marques, elles circulent dans mes veines et me blessent. C'est pour cela que le mot « mère » me fait mal. Il porte une douleur que je ressens physiquement.
Ma mère l'affûtait souvent, son couteau, surtout quand il lui fallait fendre la carapace des crabes regorgeant d'œufs au mois d'avril ou sectionner les cuisses des chiens. Alors, deux ou trois fois par semaine, parfois plus, elle sortait sa pierre à aiguiser pour affiler la lame. Accroupie sur le sol en ciment de la cuisine d'où montait en permanence une odeur d'humidité fétide, ma mère, pour affûter son couteau, se lovait en une sorte de grosse boule comme le font toutes les mères des animaux. Son T-shirt tiré vers le haut par ses bourrelets laissait paraître la raie des fesses au-dessus du slip... Spectacle qui me laissait entrevoir la disparition future de tout un peuple. Peut-être était-ce à cause de la langue de ma mère, celle de ces gens vivant dans un trou perdu d'un petit pays comme la Corée. Tout peuple a besoin de sa langue propre, les tigres du Bengale ont leur langue, ceux de Sibérie en ont une autre. Avec l'âge, j'ai réalisé que ma mère avait sa langue à elle. Et qu'elle était vouée à disparaître – tout comme les plus beaux paysages. Dans la plupart des cas, la mère décède avant ses enfants, emportant avec elle sa langue vieillotte. Voilà le genre d'idées saugrenues qui me traversaient l'esprit chaque fois que je voyais ma mère affûter son couteau.
Si moi, je mangeais tout le temps, ma mère, elle, était constamment en train de préparer à manger. Quand je la voyais assaisonner, saler, mettre en conserve, et même lorsqu'elle n'avait rien d'urgent à faire, j'étais prise d'une envie irrépressible de l'asticoter, de me livrer à quelque agacerie, comme le font naturellement les petits de tous les êtres vivants. J'avais beau la savoir affairée, moi je regardais la télé, allongée par terre, ou bien je ronchonnais, adossée au montant de la porte. Au coucher du soleil, l'odeur du riz en train de cuire se répandait lentement. Le martèlement régulier du couteau sur la planche à découper, pareil à la pulsation du pouls, retentissait dans toute la maison. C'était un bruit naturel et familier tout comme celui du rinçage du riz, plus diffus, que j'entendais au petit jour. Parfois, je m'emparais de son couteau. Le simple fait de le tenir dans mes mains me donnait l'impression d'en maîtriser l'usage. Le manche en bois disparaissait sous une bande adhésive jaune, il avait dû être remplacé deux ou trois fois, mais la lame était toujours la même. À force de passer sur la pierre à aiguiser, l'acier avait perdu son éclat premier, mais l'usure lui avait donné un lustre nouveau, plus ferme. Dans ce couteau, je ne cherchais pas à voir l'amour ou le sacrifice de ma mère, je voyais tout simplement LA mère, et, dans ces moment-là, je n'étais plus son enfant, j'étais un petit.

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