« Un verre de miroir rouge », recueil de poèmes de Kim Hyesoon traduit du coréen par Lee Choo-woo et Lucie Angheben, paru aux éditions Decrescenzo en 2016.

* Présentation de la poétesse :
Dans une interview que Kim Hyesoon a donnée à la web revue Keulmadang, le critique littéraire Shin Hyong-cheol remarque que sa poésie offre aux critiques intéressés par la théorisation du rôle de l’imagination poétique alors qu’une grande majorité de la poésie coréenne est écrite de façon directe, décrivant les expériences du quotidien dans un langage adéquat. Il souligne ainsi que dans la poésie de Kim, on trouve de nombreuses variétés d’imagination comme par exemple une imagination de conte de fées, une imagination grotesque, une imagination mythique, etc. Et la poétesse lui répond : « Quand j’ai commencé à écrire, j’avais une vingtaine d’années. Je couchais alors sur le papier toutes les ‘choses poétiques’ que je ressentais. Je n’avais pas encore conscience de ce que j’écrivais et de pourquoi je l’écrivais. A l’époque, je n’avais ni amis ni professeurs. Mon imagination s’est alors développée à la manière des muscles d’un sportif qui s’entraîne. L’imagination est un processus qui demande de faire fonctionner ses muscles en synchronisation avec ses os, afin de se rendre dans un lieu de liberté : les vastes terres de la poésie. Cela lie le tout avec le rien. Peut-être pourrais-je faire une comparaison avec un moulin à vent ? Le lieu où les nuages savent mais le poète ignore. Avec mes os et mes muscles, je continue d’appeler quelqu’un qui disparaît dans méandres incertains du temps et de l’espace, quelqu’un qui devient jour après jour de plus en plus étrange et mystérieux. Par la suite, j’ai pensé que quelqu’un était couché sur un lit en soins intensifs, ou ‘moi’ la femme, quelques secondes avant de mourir, en train de rêver à ‘moi, ici, maintenant’. On peut dire que ça ressemble à l’observateur et l’observé, avant la mort, tentant de faire quelque chose ensemble, gonflant leurs muscles. »

* Poème

Parole

Vous souvenez-vous encore de cette semaine où vous nous avez créés avant de vous reposer toute une journée ?
Quelle parole est devenue fleur ? Quelle parole est devenue lèvres ?
Comprenez-vous tous les mots qui sortent de ces lèvres ouvertes ?
Comprenez-vous tous les rythmes, les métaphores et les signifiés ?
Quelles paroles sont venues à votre esprit pour que vous créiez ces pénibles nuées de mouches pendant cette semaine
Où vous avez franchi vingt cols en comptant sur vos doigts ?
Quelle parole avez-vous prononcée quand vous avez créé ce corps, ces membres, ces lèvres ?
Avez-vous dit qu’ils seraient bons à votre image ?
Ce corps est-il une graine obtenue après avoir coupé une mort en deux ?
Ou bien est-il une mort obtenue après avoir coupé une vie en deux ?
Que trouverait-on
Si l’on pouvait dépasser le monde de vos paroles ?
Ou plutôt, si l’on pouvait dépasser ce miroir de confusion ?
Le jeu des vingt questions entre vous et moi, ça ne vous embête pas ?
Si un homme se mure dans le silence à propos d’une chose,
Peut-on l’appeler un Père ?
Alors, et si à mon tour j’arrêtais de parler ?
De ce que nous avons discuté à huis clos ?
Du fait que certaines paroles nous enserrent avec force
Comme un écheveau issu de nos corps ?
Du fait que certaines paroles sont acerbes au point de séparer, comme le pôle Nord et le pôle Sud
Et de faire geler même les larmes ?
Du fait que certaines paroles restent invisibles pour l’autre comme des lapins blancs dans un champ enneigé ?
En restant muet, peut-on devenir Père comme vous ?
Ne prononcez plus jamais de paroles aussi insignifiantes que « Au commencement », même pas en rêve !
Ce serait comme si une chauve-souris s’adressait à moi dans mon sommeil