« Piano mécanique », nouvelle de Kim Jung-hyuk traduite du coréen par Moon So-young, Lee Seung-shin, Hwang Ji-young, Lee Tae-yeon, Jeong Hyun-joo, Lee Goo-hyun, Aurélie Gaudillat, publiée dans « Bus errant » paru chez Decrescenzo éditeurs en 2013.

* Présentation de l’œuvre:
« Piano mécanique » est une nouvelle parue dans le recueil « Bus errant » publié en 2013 chez Decrescenzo. Cette « micro-fiction » raconte l'histoire d'un pianiste qui se heurte à des obstacles dans son parcours artistique après avoir rencontré un modèle de piano.

* Extrait :
Page 85 :
Je serais peut-être devenu un grand artiste si je n'avais pas vu ce documentaire il y a dix ans. À l'époque, j'étais promis à un avenir si brillant que je me laissais bercer par l'illusion que le public m'acclamerait même si je jouais du piano avec les pieds. J'avais une telle assurance que je me sentais capable de jouer de n'importe quel piano. Habituellement, les pianistes ont un modèle de prédilection mais moi, j'avais entièrement confiance en mon talent ; si le timbre du piano était percussif et moderne, je choisissais des morceaux adaptés ; si au contraire, la tonalité était ronde et classique, je modifiais mon jeu en conséquence. Parfois, il m'arrivait de regretter qu'un piano ne comporte que quatre-vingt-huit touches ; quand mes dix doigts frappaient le clavier, j'étais pris de frénésie comme si les cordes du piano s'enflammaient. J'étais si sûr de moi. Mon orgueil de l'époque me fait rougir aujourd'hui.
Je sillonnais les villes au gré des dates de mes concerts. Dans mes déplacements, j'emportais toujours un ordinateur portable muni d'un lecteur DVD. Les enregistrements de concerts de pianistes reconnus étaient un bon entraînement, et les films retraçant la vie de tel musicien célèbre me donnaient un avant-goût de la vie d'artiste. Le piano occupait toutes mes pensées.

Un jour, le narrateur voit le film « Industrial » signé par le réalisateur italien Salvatore Maranzano pendant l'un de ses déplacements. S'il n'a aucun souvenir ni de l'histoire, ni du personnage principal, il se souvient parfaitement de la mélodie du piano tout au long du film. Curieux de connaître le nom du compositeur, il parcourt toutes les vidéos incluses dans les bonus et finit par découvrir un documentaire intitulé « La vie de Vito Genevese et le piano ».

Page 87 :
Le titre « La vie de Vito Genevese et le piano » n'était en rien représentatif du contenu. Il avait composé de nombreuses musiques de film mais, pas une seule fois, il n'avait montré son visage aux médias. Son entourage avait beau l'inciter à donner des concerts, il n'a jamais accepté. Enfant, il rêvait de devenir pianiste, alors pourquoi refusait-il de se produire en public ? Tout le documentaire tournait autour de cette question.
Évidemment, il était filmé en train de jouer, mais à aucun moment on ne voyait son visage ingénieusement tenu hors champ. Aucune image au-dessus du cou. Chaque plan semblait respecter la consigne « Jamais le visage ! Compris ? » À la fin de sa démonstration, toujours dans l'anonymat, il prenait la parole :
– Je n'ai pas remis les pieds dans une salle de concert depuis vingt ans. J'ai été invité à maintes reprises mais je n'ai jamais accepté. Pas une seule fois.
Curieux d'entendre la suite, je me rapprochais de mon ordinateur.
– La musique ne se crée pas, elle s'efface, elle est partout. Elle n'est pas limitée dans l'espace : ni début, ni fin. En ce moment, elle est ici, quelque part. Un pianiste ne doit pas créer les sons, il doit les faire disparaître du monde à travers son corps. J'aime les sons lointains ; je n'assiste jamais à un concert car les sons me parviennent de trop près. Les pianistes qui veulent créer la musique sont trop nombreux.