« La mort à demi-mots », roman de Kim Young-ha traduit du coréen par Choi Kyungran et Isabelle Boudon, paru chez Philippe Picquier en 1998.

* Extrait :
La Hongkongaise continue son histoire. Elle a été vendue à un homme qui avait l'air d'un gangster, le premier à enlever tous les papiers en commençant par les plus chers. Elle a commencé à vivre chez lui, mais là aussi, elle était habillée avec la robe en papier et devait subir des sévices sexuels. Après chaque séance, elle buvait de l'eau minérale, qui a fini par la dégoûter. Un jour, elle a menacé l'homme avec un pistolet sur la tête, puis elle est partie en voyage.

Pages 92 à 93 :
Son histoire sentait un peu la fiction. Je ne pouvais pas savoir jusqu'à quel point, mais je me doutais que la fin devait être inventée. Peut-être que cet homme l'avait abandonnée. [...] Enfin, peu importe. Que son histoire fût véridique ou en partie fictive, une chose était sûre, c'est qu'elle vomissait quand elle buvait de l'eau. Je décidai de la consoler.
« Nous sommes tous les deux des fugitifs.
— Qu'est-ce que tu as fui ?
— Mon histoire n'est pas aussi dramatique que la tienne. Moi, c'est moi-même que je fuis sans cesse. C'est comme ça en enfer. [...] »
[...] Le lendemain, nous partîmes chacun dans une direction. Je me dirigeai vers Brindisi pour aller en Grèce, elle, vers Venise. Heureusement, le train de Brindisi arriva le premier. Elle agitait la main sur le quai. Je me demande si elle est rentrée à Hong-Kong.

Notre narrateur revient devant son ordinateur. Il lui reste encore à retoucher la dernière partie du roman.

Pages 95 à 97 :
Quand C reçoit l'appel de K, il devine instinctivement que c'est à propos de Judith. Les mauvaises nouvelles lui sont toujours parvenues tôt le matin. K lui annonce d'une voix calme que Judith a quitté ce monde paisiblement. Il ne l'accuse pas, ce qui le met encore plus mal à l'aise. C écoute sans rien dire. Avant de raccrocher, K n'oublie pas de lui demander :
« Le jour où elle est partie avec toi, tu savais que c'était son anniversaire ?
— Oui, je le savais. Sauf que je n'y croyais pas. Enfin, il a bien fallu que je le croie plus tard.
— Moi, je ne l'ai appris qu'après sa mort. »
K raccroche sans attendre de réponse. C regarde sa montre. Dix heures du matin. Il ouvre les rideaux et le soleil remplit toute la chambre. Sa tête est complètement vide. Il sort sur le balcon et prend une cigarette. [...]
C repense à ce jour où il neigeait abondamment. Cette fille disparue en chasse-neige cinq mois auparavant redevient petit à petit quelque chose de réel. Il ressent à nouveau l'absence de Judith, qu'il avait oubliée depuis cinq mois, et elle se met de nouveau à s'infiltrer dans sa vie. Il se laisse tomber dans le canapé et tente de revoir son image. Rien de concret – son visage par exemple – ne lui revient. Mais le pôle Nord, les Chupa Chups, la boule de neige tassée, la copulation sans passion, et d'autres choses encore dansent devant ses yeux.
Le téléphone sonne. Le répondeur se déclenche au bout de la cinquième sonnerie. C est en train de se mettre de la mousse sur la figure pour se raser. Il reconnaît la voix.
« Vous êtes là ? Je monte. »
La lame de rasoir entaille la peau. Le sang se mélange avec la mousse blanche et devient rose. C n'y fait pas attention et continue à se raser. Sur le flacon de sa lotion Old Spice figure un navire de commerce parti en mer pour acheter des épices. Il s'en met sur la figure et se tapote. La coupure le brûle. Il entre dans sa chambre et s'habille légèrement. La sonnette de l'entrée retentit.
En guise de bonjour, Mimi approche son nez de ses joues, fait semblant de flairer quelque odeur puis hoche la tête. Il ne comprend pas ce que ça veut dire. Elle enlève ses hautes bottes et les jette loin d'elle. Enfouie dans le canapé, elle replie ses genoux et les entoure de ses bras.