« La mort à demi-mots », roman de Kim Young-ha traduit du coréen par Choi Kyungran et Isabelle Boudon, paru chez Philippe Picquier en 1998.

* Extrait :
Qui est donc cette Mimi ? Trois mois auparavant, C l'a rencontrée pour la première fois dans un café de Daehangno.

Pages 99 à 102 :
[...] L'ami qu'il devait rencontrer n'était toujours pas là une heure après l'heure convenue. C'était un peu son habitude. C le savait parfaitement et arrivait toujours à l'heure : le temps qu'on passe à attendre quelqu'un est agréable. On peut ne rien faire. On peut lire, on peut s'amuser à regarder les gens qui passent, mais pendant ce temps, au moins, on n'a pas à se laisser tourmenter par le sens du devoir. On est libéré de l'obligation de faire quelque chose. En revanche, le temps pendant lequel on fait attendre quelqu'un est désagréable. Il nous rend pressé et obséquieux. Voilà pourquoi C est toujours prêt à attendre quelqu'un. [...]
Quand il commença à se lasser, il se mit à réfléchir au travail qu'il allait présenter à l'exposition. Jusqu'à présent, il avait vaguement pensé que ce serait quelque chose comme une rencontre d'art vidéo et d'installation, mais comme il n'avait d'idée précise ni sur le sujet ni sur la méthode, il avait laissé le temps s'écouler. Ses concepts balançaient entre deux extrêmes : ils s'élargissaient jusqu'à l'art d'environnement à la Christo, qui avait recouvert d'un voile toute une île du Pacifique, et rétrécissaient vite à la réalité, dans laquelle il ne possédait que deux caméras vidéo et un Macintosh. Quand ses pensées eurent fait environ trois allers et retours entre le Pacifique et son appartement, il vit une femme entrer dans le café d'en face. Il se souvient nettement de la scène. Le vent qui se mit à souffler à ce moment précis souleva ses cheveux, les fit gonfler comme une fontaine pour les faire retomber en les dispersant tout de suite après. Il plissa les yeux et la suivit du regard. Une fois à l'intérieur, elle commanda un café, prit son plateau et s'assit au bar en face de lui. Elle portait un blouson de cuir léger et un short. La vitre ne cachait rien de ses jambes. Il continua à observer.
Elle avait quelque chose de différent. Pas parce que sa tenue sautait aux yeux, ni parce qu'elle se tenait assise d'une manière provocante. Il chercha à définir ce qui faisait son charme. Il découvrit son secret quand la cendre de sa cigarette, qu'il avait négligée et qui se consumait toute seule, finit par tomber dans sa tasse, entraînée par son propre poids : c'était une parfaite actrice. Elle n'avait pas regardé dans sa direction une seule seconde. Elle buvait simplement son café, comme à moitié endormie, en recevant le soleil qui traversait la vitre. Elle ne lisait pas, elle ne fouillait pas dans son sac, elle ne se remaquillait pas non plus. Elle semblait entièrement occupée à se refléter sur l'écran, la baie vitrée. Les seuls mouvements qu'elle faisait, c'était de rejeter en arrière son épaisse chevelure qui retombait chaque fois qu'elle baissait la tête.
« Il y a longtemps que tu attends ? »
L'ami fit son apparition alors que les yeux de C commençaient à être fatigués à force d'observer à travers les deux vitres. Conservateur à la galerie G d'Insa-dong, il était chargé d'organiser l'exposition. Il prit le siège d'à côté et suivit le regard de C qui n'avait pas encore bougé du café d'en face.
« Tiens, elle est entrée là-bas ? » Le conservateur fit claquer sa langue, alla au café d'en face et ramena à leur table la jeune femme que C avait regardée. C eut la même sensation d'irréalité que quand il voyait un tigre jaillir hors de l'écran de la télévision dans une publicité. Elle était maintenant assise sur le siège en face de lui et le dévisageait, elle qu'on ne pouvait voir qu'à travers un « écran » ou « l'objectif d'un appareil photo ». C était déconcerté.
Le conservateur la lui présenta : « Mademoiselle Yoo Mimi. Tu la connaissais ? Elle fait des happenings. »