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Culture

L'auteur et son sujet fétiche (3) - Kim Young-ha et la mort (16)

2015-10-29

L'auteur et son sujet fétiche (3) - Kim Young-ha et la mort (16)
« La mort à demi-mots », roman de Kim Young-ha traduit du coréen par Choi Kyungran et Isabelle Boudon, paru chez Philippe Picquier en 1998.

* Extrait :
En filmant Mimi, C « se rend compte soudain à quel point il est habitué à regarder le monde par le viseur de son caméscope ». Pour lui, la vidéo est une arme et un refuge qui le protège du monde extérieur et lui permet de rester dans l'univers qu'il a créé. Il se dit qu'il n'arrivera jamais à réduire cette distance entre le monde et lui-même, les femmes qu'il a connues et lui-même. Et il pense à Judith.
Pendant que C travaille avec Mimi, K est au volant.

Pages 117 à 119 :
Sur l'autoroute de Kyongbu, après Kumi, le taxi de K roule dangereusement entre cent soixante-dix et cent quatre-vingts kilomètres à l'heure sur une route qui ne comporte plus que deux voies dans chaque direction. Un tunnel apparaît soudain devant ses yeux. Une fois qu'il est dedans, le bruit qui vibre dans ses oreilles s'amplifie encore plus, mais il ne le sent pas vraiment. Ses sens ont déjà commencé à régresser. Le vent qui lui fouette le visage, la musique qui lui déchire les tympans, le manque de sommeil, la faim, la sensation de vitesse, tout cela lui paraît lointain, comme dans un rêve. S'il parvient à éviter les autres voitures, c'est plus par instinct que par raison. À la sortie du tunnel, les enceintes éclatent avec un grand bang. Comme le bruit qui a frappé ses oreilles pendant plus de dix heures vient de cesser brusquement, il a la tête qui tourne sur le coup. Une espèce d'écho comme une sonnerie lui résonne violemment dans la tête, à lui transpercer les tympans. Le taxi zigzague, passe de la ligne de gauche à celle de droite puis à l'aire de dégagement. Au lieu d'écraser la pédale de frein, K appuie légèrement sur l'accélérateur pour rééquilibrer la voiture qui partait sur le côté. Il échappe ainsi à un danger qui aurait pu être grave. Il a juste éraflé le rail de sécurité. [...] La voiture reprend une position normale. K conduit lentement et s'arrête sur l'aire de dégagement. Maintenant que les enceintes sont mortes, il n'entend plus que le bruit des voitures qui passent. Ça lui semble être un silence de début du monde qui le met mal à l'aise. Il sort de la voiture, respire un peu d'air frais. Où dois-je aller ? se demande-t-il, mais il ne trouve aucune réponse. Il se rend compte soudain qu'il ne s'est jamais posé la question auparavant. Jusqu'à présent c'était toujours après s'être mis au volant et avoir appuyé sur l'accélérateur qu'il se demandait où aller.

Mimi rend visite à C lorsque le montage a presque fini. Elle demande à l'homme de lui montrer la cassette. C refuse au début, mais il change d'avis.

Pages 121 à 122 :
Il met la cassette qui contient les rushes, avant montage. Elle fixe l'écran, comme ensorcelée, du début à la fin, sans bouger d'un pouce. On se croirait à un rituel. Un silence religieux remplit le salon. Il l'a regardée une dizaine de fois mais, contaminé par l'atmosphère, il ne peut que retenir sa respiration. Sur l'écran, elle commence à s'attaquer à la toile avec tout le corps. Elle se démène. Les traces de peinture noire laissées par ses seins sont effacées par ses cheveux puis son corps repasse dessus et les brouille encore. Elle murmure sans arrêt des choses incompréhensibles, comme un sorcier indien sur le point de faire de la magie.
« Arrêtez ! » dit-elle d'un ton impérieux. C arrête la vidéo avec la télécommande. Elle se lève du canapé et marche de long en large dans le salon en murmurant comme sur la cassette. Ça ressemble à des chansons ou des incantations. Elle ne quitte pas le moniteur du regard.
« Il faut que tu me donnes cette cassette. On ne peut pas la montrer.
— Qu'est-ce que tu racontes ? » Il sursaute. Il a adopté sa façon de parler sans s'en rendre compte.
« Impossible.
— Pourquoi ? Pourquoi c'est impossible ? » Chose curieuse, elle commence à se calmer. Il s'approche d'elle, la prend par l'épaule et la fait asseoir sur le canapé. Elle évite son regard. [...]
« Pourquoi as-tu si peur de la vidéo ? Ce n'est pas toi. Ça a déjà été fabriqué une fois. Ce que tu y fais garde sa valeur en soi et l'art vidéo lui-même a sa propre valeur. Pourquoi ne veux-tu pas le comprendre ?
— Dans ce cas, dit-elle en le regardant droit dans les yeux, pourquoi as-tu peur de moi ? »
Elle esquisse un léger sourire. Il vacille comme s'il avait reçu un coup de poing.
« Bon. En fait, je ne m'attendais pas à ce que tu me la donnes. Tu t'attacheras plus à la moi de la cassette qu'à la moi réelle. Oui. Comme ça, tu ne risqueras rien. C'est vrai, tu as raison. Celle qui est sur l'écran, ce n'est pas moi, c'est toi. »

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