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Culture

L'auteur et son sujet fétiche (4) - Kim Yeon-su et la communication avec les autres (4)

2015-12-10

L'auteur et son sujet fétiche (4) - Kim Yeon-su et la communication avec les autres (4)
« Bonne année à tous », nouvelle de Kim Yeon-su traduite du coréen par Guillaume Barresi, Aurélie Gaudillat, Jeon Soo-jin, Kim Heera et Lee Taeyeon, sous la direction de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, publiée dans « Nocturne d'un chauffeur de taxi » paru aux éditions Philippe Rey en 2014.


* Extrait :
L'ami indien de la femme du narrateur se met à accorder le piano du salon. La nuit est calme, la neige menace de tomber en abondance en ce dernier jour de l'année.

Pages 129 à 133 :
Il y a dix ans, nous rêvions simplement d'avoir un logement convenable. [...] La seule chose que nous ne voulions pas, c'était habiter en sous-sol. À cette époque, tout juste diplômés de l'université, nous avions des moyens limités. Nous nous étions tout de même offert un voyage à Hokkaïdo, en une période où l'île disparaissait sous la neige. Notre situation financière était telle que nous avions été contraints de demander une autorisation de découvert à notre banque. En fait, ce que je retiens avant tout de cette aventure, c'est que ce fut un voyage d'adieu. Là-bas, nous avons pris le train pour Otaru, petite ville en bord de mer. Dès notre sortie de la gare, tirant nos valises, nous avons découvert, à travers la buée de notre souffle, une rue couverte de neige à hauteur d'homme, et, tout au bout, la mer.
Durant ces trois jours à Otaru, nous avons surtout regardé les flocons tomber. En ce mois de février, ils étaient si légers qu'ils virevoltaient dans l'air, se posaient sur les branches, se laissaient emporter par le vent. Les jours ne nous avaient jamais paru aussi clairs et les nuits, aussi sombres. En repensant aujourd'hui à Otaru où la neige s'entassait lentement, couche sur couche, je me dis que chacun des flocons contribuait à la beauté du paysage d'hiver. Notre ryokan à l'avant-toit décoré d'une guirlande d'ampoules miniatures se trouvait au bord du canal. Avant d'entrer, il nous fallait secouer nos chaussures. Le sol sous nos semelles était aussi dur que les icebergs du pôle Nord.
[...] Au cours de ce séjour, nous avons appris que les Aïnous ne disposent que de sept chiffres pour compter et à la Maison des écrivains, dans la rue qui mène à la mer, nous avons découvert que le mot Aïnou signifie « homme » ; nous en avons tiré la conclusion que l'abondance n'est pas ce qui compte le plus dans la vie. Parvenus au rivage, nous avons réalisé que la mer, tout comme les fleuves, se déplace en suivant indéfiniment le même chemin. Comme les rêves que chacun fait dans son sommeil après l'amour, elle va et vient sans cesse d'un lieu mystérieux à un autre.
« Tu m'as dit que tu avais fait du piano... Jusqu'où es-tu allée, Beethoven, Mozart ?
— Euh... j'ai commencé les études de Czerny...
— Commencé seulement ? Tu n'es pas allée jusqu'au bout ?
— Je me suis arrêtée en route.
— Je n'y connais pas grand-chose, mais Czerny, c'est quand même pas rien, non ?
— Ça n'a vraiment rien d'extraordinaire. Czerny, ce n'est pas un aboutissement, jute une étape. Pour prétendre jouer du piano, il ne faut pas s'arrêter là. Mais que veux-tu, je me suis découragée au milieu de la onzième étude, j'ai laissé tomber. C'est comme ça, voilà tout.
— Mais pourquoi t'es-tu arrêtée ?
— Parce que ça devenait une véritable torture.
— Czerny, une torture ?
— Mais oui, c'est plein de bémols et de dièses... Il faut être capable d'interpréter sans effort des partitions où il y en a plus de quatre.
— Parler de torture, ce n'est pas un peu exagéré ? Tu veux dire souffrance, non ?
— Ben, je crois que, lorsqu'on parle de souffrance, c'est de souffrance morale qu'il s'agit. Mais la torture, c'est quelque chose de physique, pas vrai ? Pour moi, c'était vraiment une torture. J'avais tellement mal aux doigts que je ne pouvais plus frapper les touches. Mais pourquoi me demandes-tu cela ?
— Juste comme ça... Depuis tout petit, je rêve d'entendre un piano par la fenêtre en rentrant de ma journée de travail. Mais jamais je ne me serais douté qu'en jouer pouvait être une torture. »
Quand je me suis tue, elle est restée sans rien dire un bon moment, puis elle a reniflé, et s'est mise à sangloter de plus en plus fort. Je l'ai regardée pleurer à chaudes larmes, recroquevillée comme une enfant, et mes yeux se sont embués. En cet instant, nous étions habités par les mêmes pensées. Le désir d'un enfant. Le souvenir que nous garderions de cette grosse averse de neige. La certitude que nous penserions à Otaru chaque fois que nous verrions tomber la neige.

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