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Culture

L'auteur et son sujet fétiche (4) - Kim Yeon-su et la communication avec les autres (5)

2015-12-17

L'auteur et son sujet fétiche (4) - Kim Yeon-su et la communication avec les autres (5)
« Bonne année à tous », nouvelle de Kim Yeon-su traduite du coréen par Guillaume Barresi, Aurélie Gaudillat, Jeon Soo-jin, Kim Heera et Lee Taeyeon, sous la direction de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, publiée dans « Nocturne d'un chauffeur de taxi » paru aux éditions Philippe Rey en 2014.

* Extrait :
L'Indien demande comment le piano est arrivé chez le couple. Notre narrateur réfléchit à la manière de lui raconter dans quelles circonstances ils ont acquis l'instrument, mais il a du mal à trouver les mots.

Pages 135 à 137 :
Aussi avais-je conclu que ma femme devait avoir tout dit de notre histoire à cet étranger bien singulier. Mais, compte tenu de son niveau de coréen, qu'avait-il bien pu saisir de ce qu'elle lui avait raconté ? Comment, dans ces conditions, devenir proches en discutant ? Peut-être ma femme avait-elle profité de la présence de cet homme pour simplement s'épancher... Lorsque nous parlons, je ne lui accorde qu'une écoute distraite, et j'ai parfois conscience qu'elle aurait besoin d'une plus grande attention pour pouvoir vider son cœur. Depuis l'automne, il était possible que cet inconnu ait joué ce rôle, même s'il ne comprenait rien à son blabla, ses déprimes, ses vieux rêves inassouvis, ses couleurs préférées, aux livres qui l'ont touchée... C'est ce genre de relation, sans doute, qu'elle appelle « amitié ».
En détachant chaque syllabe pour qu'il comprenne bien, je lui ai expliqué :
« L'ancien propriétaire était un vieux monsieur. »
Et, en le regardant dans les yeux, j'ai ajouté :
« Un homme âgé. Tombé malade. Il allait mourir. Il s'inquiétait pour le piano après sa mort. C'est pour ça qu'il nous l'a donné. Vous comprenez ? »
Alors, il m'a demandé :
« Écoutez-moi bien, s'il vous plaît. Le piano, comment il est venu ici ? »
Pour me tirer d'affaire, je lui ai retracé l'histoire du vieil homme par le menu. J'avais trouvé une annonce dans un journal gratuit : « Donne vieux piano Yamaha. » Quand j'ai téléphoné, l'homme était à l'hôpital. Il m'a demandé qui en jouerait. En entendant sa voix si faible, j'ai regretté d'avoir appelé, mais c'était trop tard. Je lui ai fait part de mon intention de l'offrir à ma femme, car elle avait travaillé les études de Czerny quand elle était à l'école primaire. Tout heureux, il m'a invité à venir le voir à l'hôpital pour qu'il me remette ses clés. Dans sa chambre, j'ai trouvé mon bienfaiteur – pas aussi âgé que je l'imaginais – et sa femme. Avant de me donner ses clés, il a longuement insisté, de sa voix ténue, sur l'importance que ce piano avait à ses yeux. Sa femme est sortie de la chambre et je ne l'ai plus revue. L'idée d'aller seul dans leur maison désertée ne me plaisait guère, mais il me priait, les larmes aux yeux, d'aller récupérer ce piano : c'était ce qu'il avait de plus précieux au monde. Devant pareille insistance, je ne pouvais pas me dérober.
[...] Quand j'ai ouvert la porte métallique, le piano a immédiatement attiré mon regard. J'étais accompagné d'un professionnel, déménageur et accordeur de pianos tout comme ce Satbir Singh. Après avoir frappé quelques touches, celui-ci m'a demandé d'un air désolé si j'avais vraiment l'intention de faire régler et accorder un instrument qui exigerait, au bas mot, trois ou quatre interventions.
J'ai ignoré sa question et lui ai demandé de ne s'occuper que du transport de l'instrument. J'avoue que ma réponse a été un peu sèche. A cela plusieurs raisons. Tout d'abord, ce piano représentait quelque chose de si précieux pour le vieil homme qu'il me semblait malséant de le tripatouiller. Et puis, je venais de prendre conscience que les frais de réglage et d'accordage allaient être très élevés. Mais la raison principale était que je ne comprenais pas bien la différence entre réglage et accordage. C'est pour cela que je lui ai répondu : « Personne n'a plus touché ce piano depuis que la fille de cette maison est partie, alors ça ira. Occupez-vous seulement de le déménager. » Il m'a rétorqué que je ne tarderais pas à le regretter. Plus tard, lorsque je suis allé rendre les clés à l'hôpital, j'ai compris pourquoi l'épouse du vieil homme s'était montrée si peu concernée par le cadeau qu'il me faisait : la fille du malade était née d'un premier mariage et avait suivi sa mère aux Etats-Unis après le divorce de ses parents. Pour le père, le piano était tout ce qui lui restait de son enfant.
A ce stade de mon récit l'ami indien a hoché la tête en signe d'approbation, comme s'il avait enfin compris comment l'objet de ses soins était arrivé là. Pourtant, dans tout ce que je lui ai raconté, je me suis bien gardé de lui avouer la véritable raison de la présence de cet instrument chez nous. Loin de me surprendre, sa réaction m'a conforté dans l'idée que ma femme lui avait déjà raconté toute l'histoire. J'étais curieux de savoir comment elle avait réussi à lui faire comprendre tout cela. Avait-elle donc fini par réaliser pourquoi j'avais fait venir ce piano ? Et dans ce cas, comment expliquer qu'elle m'ait rétorqué, sur un ton aussi sarcastique, qu'il ne lui serait d'aucune utilité ?

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