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Culture

L'auteur et son sujet fétiche (4) - Kim Yeon-su et la communication avec les autres (6)

2015-12-24

L'auteur et son sujet fétiche (4) - Kim Yeon-su et la communication avec les autres (6)
« Bonne année à tous », nouvelle de Kim Yeon-su traduite du coréen par Guillaume Barresi, Aurélie Gaudillat, Jeon Soo-jin, Kim Heera et Lee Taeyeon, sous la direction de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, publiée dans « Nocturne d'un chauffeur de taxi » paru aux éditions Philippe Rey en 2014.

* Extrait :
L'Indien explique au narrateur qu'un piano se meurt si l'on ne s'en sert pas et qu'en revenant trois ou quatre fois il pourrait redonner vie à l'instrument.

Pages 139 à 143 :
Il a achevé sa tâche puis, comme ma femme avait insisté pour que je le retienne jusqu'à son retour, nous nous sommes retrouvés tous deux assis devant la télé à regarder distraitement le programme des fêtes de fin d'année. [...] J'ai baissé le volume, suis allé chercher deux bières dans le frigo. Je ne sais pas si les sikhs boivent de l'alcool, il me semble que non, mais je lui en ai proposé une. [...] Avec une mine résignée, un peu à contrecœur, il a fini par ouvrir sa canette. Nous avons trinqué et bu une première gorgée. [...] Je l'ai invité à trinquer de nouveau, et nous avons rapidement vidé une première bière. Je suis allée en chercher deux autres dans le frigo. En poussant la canette devant lui, je lui ai avoué que j'étais curieux de savoir de quoi ils pouvaient bien discuter, ma femme et lui. [...]
À ma grande surprise, il m'a répondu ceci :
« Hyejin parle pas coréen, Hyejin parle anglais.
— Anglais ? Pourquoi parlerait-elle anglais ?
— Hyejin parle anglais, je parle coréen.
— Mais elle ne parle pas bien anglais !
— Je parle bien anglais. Apprendre l'un l'autre, corriger l'un l'autre. » [...]
« De quoi parle-t-elle donc en anglais ?
— Elle parle beaucoup de choses. Elle parle temps, cuisine, musique, livres. [...] »
« De quoi d'autre parlez-vous ? Elle vous a parlé de moi ?
— Elle pas parlé de vous. Elle regardé éléphant, parlé seul. »
Ne comprenant pas, j'ai demandé :
« Éléphant ? Seul ? Soûl ?
— Elle regardé image éléphant, dit : seul. Un. Elle dit seul.
— Ah bon... seul. Mais qu'est-ce qui est seul ?
— Son cœur, seul. »
Que fallait-il comprendre ? Qu'elle n'avait qu'un cœur ? Ou bien qu'elle se sentait seule ? Il a posé sa canette pour me demander une feuille et de quoi écrire. Il a dessiné une forêt. Pas une de ces forêts de pins familières aux Coréens, mais une jungle tropicale avec, au milieu, un enfant allongé, les yeux fermés.
« Il y avait une forêt. J'étais bébé. J'étais seul. Je dormais. »
Puis il a ajouté des gouttes d'eau sur les joues. Ainsi l'enfant se mettait à pleurer.
« Je me suis réveillé, j'ai pleuré. »
J'ai observé un long moment la silhouette sur le dessin, puis j'ai levé les yeux sur notre ami. Il a repris son stylo pour dessiner un très long nez, deux oreilles aussi grandes que des feuilles de bananier, des yeux qui, en comparaison, paraissaient tout petits, et quatre pattes aussi imposantes que les piliers d'un temple. L'enfant qui s'était mis à pleurer, quand à son réveil il s'était rendu compte qu'il était seul, a vu apparaître un énorme éléphant. Son dessin achevé, l'Indien a effacé les larmes et retouché les yeux en forme de croissants de lune. Le visage maintenant souriait. [...]
Je lui ai pris le dessin des mains et me suis plongé dans la scène : c'était comme si je voyais les choses se dérouler sous mes yeux, notre ami, enfant, se réveillant en pleine forêt avec un énorme éléphant à côté de lui. Pendant tout ce temps, il n'a cessé de parler :
« ... et Hyejin parle anglais. Always I wanted a baby. I want to be an elephant like this. I am alone. I feel lonely. Hyejin et moi, on corrige l'un l'autre... Hyejin raconte : toujours je voulais un enfant. Je veux être un éléphant comme lui. Je suis seule. Je... »
Il a laissé sa phrase en suspens : lonely, il ne savait pas comment dire ça en coréen. Mais quelle importance ? Je regarde longuement cette forêt si particulière, cet enfant qui s'éveille en pleurant et cet éléphant aux pattes massives comme des piliers, et je me dis : je suis seul, ou plutôt : solitaire, ou bien : isolé, pareil à ces chiens qui n'aboient pas la nuit quand il neige...

Les yeux fermés, j'écoute. Par la fenêtre entrouverte, chaque fois que le feu passe au vert, j'entends les voitures s'élancer. Bruit comparable à celui des vagues, qui m'emporte au loin. Les yeux fermés, j'écoute. J'ai l'impression de me trouver seul sur une plage au début d'un nouvel hiver, une plage qui a vu passer des milliers et des milliers d'hivers. Les yeux fermés, j'écoute. En cette nuit de décembre, une année se termine comme tant d'autres avant elle. Assis en face de moi, avec en fond sonore le bruit des voitures, l'homme commence à chantonner dans la langue d'un pays lointain tout en s'accompagnant au piano. Bien qu'il ne soit pas tout à fait au point, l'instrument commence à revivre sous ses doigts. [...] D'après ce que m'a dit l'accordeur, elle parle d'un « éléphant, comme un enfant ». Et cela, bien sûr, me rend infiniment triste. Alors je détourne mon attention sur son chant mais comme je ne comprends rien, évidemment, je prête l'oreille aux sons encore incertains du piano et finalement au bruit que font les voitures dehors. Une année est en train de s'achever. Je crois bien que je vais penser à tout cela jusqu'à ce qu'il ait fini sa chanson, jusqu'à ce que ma femme arrive, jusqu'à ce que débute, pour nous tous, la nouvelle année.

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