Les nouvelles (1) - « Rumeurs » de Baek Ka-hum (9)

« Rumeurs », nouvelle de Baek Ka-hum traduite du coréen par Kim Jeong-eun, Lee Ho-yeon, Lee Seon-han, Pak Hyo-eun et Pak Yu-hyeong, sous la direction de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, publiée dans « Nocturne d'un chauffeur de taxi » paru aux éditions Philippe Rey en 2014.

* Extrait :
Après la conversation avec son fils, le pharmacien comprend enfin la raison des regards indiscrets de ses amis et de ses voisins.

Page 63 :
[...] Etre la cible de cette rumeur dégoûtante ! Il en frémit de colère. Après avoir éteint toutes les lumières, il reste tard, toisant le carrefour devant la boutique. Il meurt d'envie de savoir quelles bouches propagent tous ces bruits. Une fureur meurtrière l'étouffe. Il leur trancherait la langue à tous ! Et dans le même temps, un nouveau ragot circule : le vieil homme aurait eu une liaison avec sa belle-fille, il l'aurait tuée et enterrée dans les parages du réservoir pour échapper à un imbroglio plus qu'embarrassant. Comme si l'on voulait, avec ce nouveau scandale, combler le vide laissé par les rumeurs démenties. L'imaginaire des gens prend toujours le pas sur la vérité.
Le pharmacien est avant tout choqué par le fait que même son fils n'a pas tout à fait ignoré ces histoires grotesques. Mais il ne peut le blâmer, lui-même s'est laissé convaincre par certaines médisances colportées sur sa bru.

Quant à Kim, le fermier, il est toujours dans sa porcherie.

Pages 64 à 65 :
Dans la porcherie, Kim regarde les cochons d'un air hébété. Il a beau ne pas vouloir y croire, il ne peut s'empêcher d'imaginer les pourceaux dévorant la petite fille. Qu'aurait pu faire une gamine face à un verrat pesant plusieurs centaines de kilos ? Et Rhim Hye-suk, cela va de soi, s'est jetée dans la porcherie pour sauver son enfant !
Il se rend au centre-ville pour boire. Il mâche bruyamment un morceau de couenne comme pour se venger de ses animaux. Dans le bistro, comme partout ailleurs dans le bourg, les gens ne parlent que des disparues. Kim tient toujours à la main les haillons trouvés dans la porcherie. Ce n'est qu'après avoir descendu sa deuxième bouteille de soju qu'il reprend brusquement ses esprits, alerté par les causeries des clients.
« Ecoute, j'ai entendu mes enfants raconter une histoire très étrange. En fait, ils étaient en train de discuter d'un air assez sérieux. Je voulais leur faire peur en surgissant, je guettais le bon moment, et voici ce que j'ai entendu...
— Moi, je dirais que tes enfants vont devenir romanciers !
— Dans ce cas, tout le monde dans la ville devrait l'être ! Ha ! ha ! ha !
— Bah, écoute. La mère et sa fille qui ont disparu de la ferme, oui, celles qui sont venues de Corée du Nord, eh bien, elles auraient été dévorées par les porcs ! Autrement dit, le propriétaire les aurait tuées et données à manger à ses cochons. C'est pourquoi on n'a pas trouvé de traces. Voilà ce que racontent les enfants !
— Comment des gosses peuvent-ils dire des choses aussi horribles ! Si c'est vrai, c'est vraiment terrible ! »
Kim se dresse d'un bond. La main qui tient encore son verre tremble. Il s'approche des hommes en titubant.
« Vous êtes des pourritures ! C'est moi le propriétaire de la porcherie ! Espèces de salauds, est-ce que ça vous regarde ? Quoi ? Mes cochons les auraient mangées ? »
Kim renverse leur table. Ils sont éclaboussés de kimchi et de jjigae, mais aucun n'ose protester.
Il a beau réfléchir, c'est quand même un mystère : comment se fait-il que les gamins soient au courant de cette affaire qui est un secret entre son frère et lui ? Rien qu'à cette pensée... le fermier a la chair de poule. Et si les gamins avaient assisté à la scène ? Ses cochons, il voudrait les égorger sur-le-champ !
Il se dirige vers le réservoir d'un pas lourd.
« Bouffées par les cochons ! Ah ! Il aurait mieux valu qu'elles meurent noyées... »