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Culture

Les nouvelles (2) - « L'homme aux neuf paires de chaussures » de Yun Hung-kil (5)

2016-04-14

Les nouvelles (2) - « L'homme aux neuf paires de chaussures » de Yun Hung-kil (5)
« L'homme aux neuf paires de chaussures », nouvelle de Yun Hung-kil traduite du coréen par Im Hye-gyong et Cathy Rapin, publiée dans « La Mousson » paru aux éditions Autres Temps en 2004.

* Extrait :
Un matin, de bonne heure, M. Oh rencontre M. Kwon qui cirait ses chaussures.

Pages 125 à 126 :
[...] S'il les avait simplement brossées comme tout le monde, je n'aurais rien remarqué. Mais il était absorbé à brosser et polir cinq ou six paires de chaussures, chacune d'une matière, d'une couleur et d'un style différents, toutes alignées sur le maru.
« Est-ce que vous avez une vente ? »
Je lui avais posé cette question à moitié en guise de salutation matinale et de plaisanterie.
« Une vente ? »
Il arrêta immédiatement ce qu'il était en train de faire et regarda mes pieds. Ou plutôt, il fixa mes chaussures. Ses yeux remontèrent alors le long de mes jambes de pantalon jusqu'à ma chemise et, quand ils rencontrèrent les miens, ils avaient une lueur glaciale. Son visage s'embrasa d'un rouge vif et soudain un sourire froid apparut.
« Je ne sais pas quelle opinion vous avez de moi, mais...
– Oh, excusez-moi. Je ne voulais rien insinuer... C'est seulement que toutes ces chaussures... vous en avez tant... »
M. Kwon restait la bouche close, ne voulant plus s'occuper de moi davantage, ce qui me coupa l'envie de parler. Sur sa droite, il déposa doucement la chaussure qu'il venait de cirer et il en prit une autre sur sa gauche, la mit entre ses genoux et commença à retirer minutieusement la boue collée entre la semelle de caoutchouc et le cuir du dessus avec une vieille brosse à dents. De cette façon, il m'ôta toute chance de pouvoir m'excuser. Malgré ça, je traînais là un moment en ayant totalement oublié qu'en tant que professeur consigné pour la semaine, j'étais supposé aller à l'école beaucoup plus tôt que d'habitude. C'est ainsi que cette situation embarrassante me donna pour la première fois l'occasion d'observer M. Kwon de près.
Bien qu'il soit mon locataire depuis déjà plusieurs jours, je n'avais jamais réellement pu le voir face à face, car nous étions tous deux absents pendant la journée et n'avions pas beaucoup de temps libre. Je remarquai que la technique de cirage de M. Kwon était loin d'être celle d'un débutant. Il était aussi bien équipé qu'un cireur de chaussures. En guise de tablier, il avait étalé de vieux sous-vêtements sur ses genoux pour protéger son unique costume. Après avoir nettoyé la chaussure de toute trace de boue et de poussière, il étalait de la pâte sur un chiffon enroulé autour de ses doigts et l'appliquait tout en crachant dessus. Cette couche de cirage, appliquée d'une façon circulaire, était suivie d'un léger brossage produisant un certain éclat et, ensuite, il frottait encore pour faire reluire une dernière fois avec un morceau de feutre. Le résultat me semblait extraordinaire, mais M. Kwon n'était pas assez satisfait et continuait à frotter sans arrêt. Il suait comme si c'était un travail de force. Il haletait. Il crachait. Mais ce qu'il crachait n'était pas de la salive. C'était une sécrétion épaisse s'écoulant d'un esprit possédé, substance issue d'une volonté folle de faire quelque chose de plus de cette chaussure, de transformer cet objet que les gens portent aux pieds en une sorte de produit pour le visage. Les mains de M. Kwon tournoyaient sans arrêt avec habilité, comme des fuseaux. Enfin, quand la chaussure fut reluisante comme du métal doré, son regard se porta sur mes pieds pour remonter vers mon visage. Il avait un large sourire. Ses yeux étaient aussi éblouissants que les bouts brillants de ses chaussures. D'ailleurs, ils étaient ce qu'il y avait de plus beau dans sa physionomie. M. Kwon paraissait en fait prématurément vieilli. Sa peau était rugueuse et ridée, sa barbe éparse. Il avait un front protubérant et des pommettes saillantes, quant à ses sourcils broussailleux, ils se rencontraient presque. Son nez, anormalement large, était tordu comme celui d'un boxeur et ses lèvres étaient aussi charnues que celles du professeur Ssolmyon, un collègue surnommé ainsi par les élèves parce que ses lèvres étaient tellement épaisses qu'on aurait presque pu, si on les lui avait coupées, en remplir une assiette. M. Kwon était donc récupérable par un seul trait de sa physionomie : ses grands yeux attirants. Clairs et fins, ils ne montraient pas de trace de vice ni de violence.

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