« L'homme aux neuf paires de chaussures », nouvelle de Yun Hung-kil traduite du coréen par Im Hye-gyong et Cathy Rapin, publiée dans « La Mousson » parue aux éditions Autres Temps en 2004.

* Extrait :
La nuit de la seconde visite de Yi le policier à l'école de M. Oh, Yong-gi, le fils de M. Kwon ne cesse de s'agiter. Le petit garçon ne se calme qu'après que son père le menace de partir loin.

Pages 132 à 133 :
Le matin suivant, M. Kwon cirait toujours ses chaussures. Cette fois, il était encore plus absorbé par son travail que d'habitude.
« Je suis vraiment désolé pour ce qui s'est passé la nuit dernière. »
Cette excuse polie, et plutôt inattendue, était lancée en direction de mes mules. C'était étrange. Ça sonnait à mon oreille comme s'il attendait une réaction quant à ses exploits de la nuit précédente.
Le deuxième jour de la semaine de visite à domicile organisée par l'école, je me trouvais chez les parents de mes élèves du village de Pyolnara. Une fois là-bas, l'élève qui était le guide des foyers et moi-même devions traverser une école en construction. Des ouvriers trimbalant des parpaings sur leur dos allaient et venaient sur une passerelle de bois oscillante, vers l'échafaudage qui s'élevait le long du squelette de béton. Ils étaient nus jusqu'à la ceinture, jambes de pantalon et manches relevées, et avaient tous un air de rudesse fascinante. Un seul homme capta mon attention. Il était minuscule comme une soucoupe de soja coincée entre de larges jarres de terre. Ses jambes tremblotantes bougeaient à peine, et j'étais surpris de voir qu'il était vêtu exactement comme un employé de bureau malgré la rudesse du travail. Je marchai alors droit sous l'échafaudage pour le regarder de plus près. Après avoir hésité à reconnaître cet homme, je l'appelai en criant :
« Monsieur Kwon, c'est bien vous ? »
A ce moment-là, une brique qui semblait avoir visé ma tête m'arriva dessus avec une vitesse effrayante. Je sautai de côté, ce qui m'évita l'accident. L'homme, qui se dépêchait pour descendre de sa passerelle, se tenait maintenant debout devant moi. Oui, c'était bien M. Kwon. En voyant sa surprise gravée sur son visage figé comme un plâtre, je réalisai qu'il n'avait pas essayé de me tuer. L'homme était en sueur et recouvert de poussière. Je m'aperçus que le blouson de marin de demi-saison qu'il portait sur une chemise beige était vraiment dans un sale état, couvert de taches et tout fripé à cause des travaux du chantier. Mais ses chaussures étaient toujours aussi éclatantes, d'une couleur chocolat, et le cuir verni était la seule chose qui témoignait de sa dignité.
« Comment saviez-vous que j'étais ici ?, demanda-t-il, comme si j'étais venu le chercher tout spécialement.
– C'est juste une coïncidence. J'allais rendre quelques visites... »
Il nous regarda de haut en bas, mon élève et moi-même, avec un regard méfiant. Même en lui montrant la preuve que je tenais à la main, ça n'avait pas atténué ses soupçons, aussi je me dépêchais d'en finir.
M. Kwon rentra assez tard cette nuit-là. Il vint directement dans notre chambre et posa bruyamment une petite bouteille de soju, comme s'il avait l'intention de la planter dans le sol. Il était déjà à moitié ivre.
« Je n'ai peut-être pas l'air de grand-chose, mais je suis un Kwon de Andong ! »
Sa voix sonnait plutôt clair, considérant qu'il était trop épuisé et cuit pour bouger.
« Je suis sûr que vous savez qu'un Kwon de Andong est toujours bien traité partout où il va. Votre famille est originaire de Haeju, n'est-ce pas ? »
C'était dans ses habitudes de s'assurer que j'avais seulement un costume et que mes chaussures étaient toujours sales comparées aux siennes, et maintenant il semblait avoir l'intention de se mesurer à moi en utilisant nos noms de famille. Je souris simplement, espérant que cette tentative amicale ferait son chemin à travers son ivresse et s'enfoncerait profondément dans son esprit agité.