« Piégé par sa femme », nouvelle de Song Sok-ze traduite du coréen par Bae Youngmi, Lee Hye-won, Lee Jong-eun, Yun Yennie, Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, publiée dans « Nouvelles de Corée » paru aux éditions Magellan & Cie en 2016.

* Extrait :
La femme de notre narrateur est admise à l'hôpital le jour prévu pour la césarienne, et lui s'installe devant les salles d'accouchement après avoir signé l'autorisation d'opérer.

Pages 176 à 181 :

De temps en temps arrivaient des lits où geignaient des parturientes qu'on introduisait dans une des salles. [...] Il sortit un moment pour fumer une cigarette. Quand il revint, il ne constata aucun changement. L'opération avait commencé à l'heure, elle prendrait sans doute fin à l'heure prévue. Sa belle-mère, son fils à ses côtés, tuait le temps en cancanant avec d'autres grands-mères. Tout allait pour le mieux, il était content.
Une jeune infirmière fit irruption dans le couloir :
– La famille de madame Lee Sook-hee, s'il vous plaît ?
[...]
– C'est moi. C'est terminé ?
– Félicitations ! C'est une fille.
[...] Il secoua la tête en signe de contentement. Il se retourna vers sa belle-mère :
– Vous avez entendu ? C'est une fille !
– Oh là là ! Merci mon Dieu ! lança-t-elle en faisant un signe de croix.
Sa voisine, une vieille dame, lui demanda :
– C'est la première ?
– Non, c'est la deuxième. Voici l'aîné.
– Un petit-fils et une petite-fille ! Comme je vous envie ! Ma belle-fille a déjà deux filles. Comme elle veut un fils, la voilà encore à la peine, la pauvre...
– C'est que...
La belle-mère hésita, s'interrompit. L'infirmière présentait un document à son gendre :
– Voulez-vous bien apposer votre sceau ici, s'il vous plaît ?
– Mais qu'est-ce que ça veut dire ? s'exclama-t-il.
Il avait déjà signé pour la césarienne, pourquoi signer une deuxième fois ? Des jumelles, peut-être ?
– Le chirurgien dit que, pendant qu'il y est, il vaut mieux effectuer une stérilisation. C'est ce qu'on fait généralement.
– Quoi ?
Il n'en revenait pas. Lui qui voulait d'autres enfants, pourquoi venait-on lui parler de stérilisation ?
La vieille dame qui avait deux petites-filles lui demanda prudemment :
– Votre femme... c'est bien une fille qu'elle vient de vous donner ?
– Oui, et alors ? répondit-il, agacé qu'on vînt se mêler de ses affaires.
– Vous avez déjà un fils, n'est-ce pas ?
Elle enchaînait ses questions comme si elle participait à une commission d'enquête.
– Oui !
– Alors, maintenant, avec le nouveau-né, vous avez deux enfants, un garçon et une fille, non ?
– Ben oui !
– Alors pourquoi en vouloir d'autres ? Savez-vous à quel point les femmes souffrent quand elles accouchent ? [...] Et quant à les élever, c'est toujours les femmes qui s'en chargent. Les hommes, eux, vous savez bien... [...]
– Il s'agit de mes enfants à moi ! Est-ce que ça vous regarde ? Moi, j'en veux d'autres, j'en veux au moins deux autres !
Mais quand il regarda autour de lui, il vit toutes ces femmes qui le fixaient avec l'air de dire : « Quel idiot vous faites ! Soyez un peu raisonnable, enfin ! »
[...] l'infirmière s'approcha tout près de lui :
– Votre sceau, s'il vous plaît ! Vite, le temps presse !
– Non ! J'ai déjà dit non ! fit-il en reculant machinalement d'un pas.
Devant, derrière, à droite, à gauche, des femmes, rien que des femmes... L'infirmière lui mit le papier sous le nez. Il tenta une dernière fois de résister, tournant ses regards autour de lui, mais ses yeux ne rencontraient que des représentantes de la gent féminine : l'infirmière, la vieille dame, sa belle-mère et toutes les autres. [...] Alors, au bord des larmes, il murmura dans un souffle à peine audible :
– Bon, ça va, je signe...
Depuis ce jour, il demeure à jamais celui qui s'est laissé piéger par sa femme.