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Culture

Les nouvelles (5) - « Doublage » de Park Chan-soon (7)

2016-12-29

Les nouvelles (5) - « Doublage » de Park Chan-soon (7)
« Doublage », nouvelle de Park Chan-soon traduite du coréen par Hwang Ji-young, Jeong Hyun-joo, Lee Goo-hyun, Lee Jung-hwan, Lee Seung-shin, Lee Tae Yeon et Moon So-young, avec le concours de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, publiée dans « Cocktail Sugar et autres nouvelles de Corée » paru aux éditions Zulma en 2011.

* Extrait :
Notre narratrice se remet au travail et tourne la molette.

Pages 289 à 293 :
Chaque fois que je tombe sur des onomatopées, ça m’amuse. Gaegol, gaegol, le coassement de la grenouille coréenne, se transforme en ribbit ribbit pour une oreille anglophone, et les yaong yaong de nos félins domestiques se mutent en mew mew. Vu que le cri devient plus fort et plus clair, je suppose que nos deux filous chantent ensemble, corps et cœurs à l’unisson. Plout plout plout klouit klouit. Un chant qui se fait tantôt halètement agité, tantôt tendre mélodie. Parfois on croirait entendre une flûte. Le long bec incurvé s’est métamorphosé en instrument à vent. Limpide et joviale, la mélodie sonne comme un concerto pour flûte de Mozart. Les oiseaux sont-ils les seuls êtres à émettre ce genre de musique ? Les humains, quand ils s’unissent, font-ils entendre eux aussi une mélodie ? Quelle musique produisaient nos corps quand nous nous unissions, mon mari et moi, Yoon et moi ? Lorsque Yoon a quitté le canapé tout à l’heure sans avoir pu aller au bout de son affaire, son dos m’a paru lourd d’amertume. Est-ce parce que nous ne constituons pas encore un vrai couple ? Pourtant, je pense parfois que nous sommes faits l’un pour l’autre. Est-ce pour cette raison que je porte des regards si froids sur mon malade alors que je lis parfaitement sur ses lèvres ? Mon mari et moi, Yoon et moi, ne nous sommes-nous pas encore rencontrés au plus intime de notre être ? C’est comme le doublage : il peut être parfaitement synchro avec les gestes et le mouvement des lèvres, et ne pas coller pour autant avec l’expression du visage. Quand viendra le jour où mon mari et moi nous nous embrasserons avec fougue ? Jusqu’à quand Yoon et moi pourrons-nous continuer à nous voir ? Tout à leur félicité, les avocettes ne cessent de chanter. Plout plout plout klouit klouit. [...]
On en voit, de ces oiseaux, qui restent allongés dans le marais ou sur le sable. Ce sont ceux qui ont une aile ou une patte cassée. Mais ils tiennent quand même leur bec bien droit. [...]
La vie réserve bien des embûches à des êtres aussi fragiles. Tandis que je me livre à ces réflexions, un message me parvient sur mon mobile. En voyant l’heure qui s’affiche sur l’écran – neuf heures passées – la faim me prend subitement. « Je suis à l’arrêt de bus. Je t’attends. » C’est Yoon. Tout à l’heure, il me pressait pour travailler, maintenant il me demande de sortir le rejoindre.
– C’est terminé !
Yoon se lève du banc.
– Les contre l’emportent. C’est le résultat du vote.
A l’instant où je saisis le sens de ces mots, mon cœur se serre. Sans manteau ni foulard, Yoon ne porte qu’une veste de velours côtelé. Un vent d’hiver glacial nous fouette méchamment. [...]
Il soupire, abattu.
– C’est foutu.
Il baisse la tête, il a l’air plus petit. Ce que je craignais tant a fini par arriver. [...]
– Il fait trop froid. Tu veux pas qu’on entre quelque part ?
Yoon fait non de la tête.
– Alors marchons un peu. Sinon on sera complètement gelés.
Je lui prends la main, dirige nos pas vers Yeouido.
– Yeouido n’est pas très loin.
Désertes, les rues me paraissent encore plus froides. Je lève la tête, tourne les yeux du côté du septentrion. J’aperçois la première lune de la nouvelle année à travers une forêt de tours. Ce soir, son halo est particulièrement lumineux, sa clarté argentée colore tout le paysage urbain. La Tour 63 et la Trump Tower ont des airs de châteaux forts en briques de lumière. Toutes ces lueurs finissent par se fondre en une masse lumineuse indistincte qui flotte devant mes yeux. Et dans cette flamboyance, je vois flotter les ombres d’avocettes ensorcelées qui plongent leur bec, puis le redressent et l’ouvrent comme pour pousser leur cri. Et je me surprends à mimer leur chant. Plout plout plout klouit klouit. Puis elles s’affaissent dans le marais, ailes et pattes brisées. Le long bec fin de l’une d’entre elles vient se confondre avec le tube qui entre dans le nez de mon mari. Les yeux brouillés, je vois une avocette venir à ma rencontre sur le sable. Elle remue lentement son bec : « ... a man...é ? »
Je répète en lisant sur son bec : « Tu as mangé ? »

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